OUT of Kenya
Tranches de vie d´une famille franco-espagnole
partie s´installer dans le Mara
Un bilan sur un coin de lit
Je me repose pour la première fois en 9 mois. Pas de bricolage aujourd'hui, pas d'équipe à gérer, de problèmes à régler, de négociations à reprendre. Pas de famille non plus, je suis seul, immobilisé en pleine nature par une voiture toujours pas réparée, un peu malade en mi journée - juste la fatigue physique accumulée lors de ces derniers mois à martyriser mon corps sept jours sur sept, profitant d'une sieste réparatrice et guettant l'ennui au coin de ma tente. Quelques épisodes de walking dead meublent mon après-midi - les histoires de fin du monde me font paradoxalement sentir plus vivant.
Le vent se lève de nouveau. Protéger le campement de la pluie et rebrancher l'électricité avant que la nuit ne recouvre la savane seront les deux seules tâches du jour. Facebook est plutôt tranquille aujourd'hui - à moins que ce ne soit parce-que je me connecte trop fréquemment, ne laissant pas aux "like" et autres "share" le temps de se reproduire. Alors sur mon lit de paille qui s'effiloche, je repense au chemin parcouru.
Dur, physiquement, intellectuellement. Le stress ne nous a pas épargné. Mais rien ne sert d'y penser, on choisit d'être victime. Sans limites, assurément. L'échec aurait été de ne pas essayer, de ne pas avoir tout fait pour réussir. Les peurs et les obstacles se sont effacés un par un, les défis ont été relevés, les opportunités transformées. Une volonté grisée par l'enjeu, un peu de bon sens, une capacité d'apprentissage libérée par l'acceptation de la possibilité d'un échec; je me sens présomptueusement capable de tout. Même du pire. Les limites sont souvent le fruit de nos peurs, de nos doutes et la justification confortable qui entretient l'immobilisme. Ces limites s'effacent en Afrique - il est tellement plus simple de partir de rien - et deviennent des objectifs qu'on le cherche à franchir ou à contourner. Rien à perdre - tout à gagner. Mais où est le mérite pour un occidental qui arrive doté de tellement de moyens et qui sait que sa vie l'attend en Europe si les choses se compliquent? Tout ça n'est qu'un jeu après tout. Une page blanche que je dessine avec ardeur mais que je pourrai jeter à la corbeille pour en commencer une autre si le dessin ne me plait pas. Je repense avec admiration à mes grands-parents paternels qui ont tout quitté - leur famille et leur vie portugaise - pour s'embarquer dans un voyage maritime en aller simple vers l'Angola dont il ne devait pas connaître beaucoup plus que les leçons apprises à l'école publique. Je repense aux premiers explorateurs qui ont fait découvrir ces terres aux Occidentaux. Un fossé nous sépare.
J'ai appris à ne pas avoir peur de la nature, des animaux quelle que soient leur taille et les circonstances, de m'imposer devant le policier corrompu, devant le marchand qui vous trompe, la tempête qui vous mouille pour de vrai, les canalisations qui vous sautent à la figure, la voiture qui vous laisse en rade en plein noir. Devant le feu qu'on doit savoir allumer pour prendre une douche chaude, devant les troupeaux de vaches qui envahissent le camp et font fuir les animaux sauvages. J'ai appris à manier les menaces, physiques parfois, et la force de conviction malgré le fossé culturel. J'ai aussi appris à discerner certains ressorts de la culture kenyane, j´ai partagé admiratif et critique ma vie avec les Maasais. Mariés jusqu'à 12 femmes avec lesquelles ils ne partageront aucun repas en raison, qui ne voleront jamais un bien matériel car leur seul vrai trésor est bovin, qui partiront une journée entière avec leur troupeau, sans eau ni nourriture, pères déifiés qui pour certains ont plus d´enfants qu'ils ne savent en compter. Une vie est réellement communautaire où l'on s'entraide à chaque coup du sort: un éléphant qui tue un frère, une mère qui meurt en accouchant, un ami qui devient fou, qui quitte ses habits et qu'on met sous sédatif pour l'envoyer d'urgence en taxi payé par une collecte entre voisins à l'hôpital de Nairobi, à plus de 6h de voiture. Une vie qui suit des traditions ancestrales, d'oreilles coupées, de guerriers qui doivent prouver leur valeur devant le lion, de circoncision et d'excision, de respect de la Nature, d'éleveurs pour qui le péché serait de chasser les animaux sauvages, de religion dominicale et de célébrations communautaires. Une vie qui évolue peu - la fumée des maisons de boue sans cheminée continuera pendant de longues années à endommager les yeux et poumons maasais malgré les avis sanitaires. Mais un" immobilisme" qui permet de maintenir une cohésion, un mode de vie réellement unique, loin des préceptes de la vie occidentale qui influencent et dirigent chaque jour un peu plus les autres ethnies kenyanes.
La vie est-elle plus dure sous ces latitudes? la réalité est plus cruelle, crue dans sa tristesse, vraie dans ses bonheurs, sans tous ces filets de protection dont nous jouissons en Europe, sans l´apparat ni les masques de la civilisation qui nous éloignent des fondements de la vie - juste des valeurs essentiellement humaines et quelques mensonges que l´on voit venir avec l'expérience.
Il est presque 20h, il n'a finalement pas plu. La nuit noire et le froid sont tombés sur ma tente que je m'apprête à quitter, armé d'une torche pour rejoindre ma cuisine de tôle et de contreplaqué à quelques trois cent mètres de là . Mon estomac semble aller mieux car j´ai très faim. Bonne nuit les citadins!