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En route!


Le soleil haut dans le ciel de Nairobi et mon estomac qui crie famine n´incitent guère à l´optimisme. Il est presque trois heures de l´après-midi et je n´ai toujours pas quitté Nairobi. La faute aux préparatifs du voyage et à un véhicule qui après deux ans d´arrêt complet dans un jardin de Nairobi ne semble pas d´accord pour reprendre du service. Chiné, garagiste débonnaire et dopé à l'optimisme avait pris à bras le corps quelques jours plus tôt le challenge de faire bouger de nouveau les deux tonnes d'un Landcruiser plus vieux qu'un joueur de foot en fin de carrière; mille-feuilles de rouille, de crasse et de tôle froissée; aux sièges défoncés, sans ceinture de sécurité ni un quelconque indice qui puisse laisser penser que ce véhicule ait pu un jour transporter des passagers. Après avoir changé les roues et la batterie, il avait fait subir une série de tests très poussée pour garantir le bon état du véhicule, conscient qu´il allait mettre un 4x4 entre les mains d'un novice ayant le projet fou de rejoindre en solitaire un point GPS à l'autre bout de la savane en pleine saison des pluies. Le résultat de ses études était sans appel: le moteur avait tourné pendant cinq bonnes minutes et le véhicule avait parcouru toute l'allée de son jardin aller retour (soit presque cent mètres au total) sans aucune aide extérieure, autre que la légère traction d'un gros 4x4 au démarrage.

Il débordait d'un optimisme que les minutes et les réponses à mes questions rendaient de moins en moins communicatif. Le moteur qui fait un bruit de casserole? (Laisse du temps au moteur, cela fait deux ans qu´il n´a pas tourné). Les vibrations métalliques qui secouent le cockpit? (Il faudra juste lui faire subir une révision générale chez le garagiste à ton arrivée). N´était-ce pas ce que tu étais censé avoir fait? (Hakuna matata brother (1)). Et le démarreur qui ne démarre pas? (On ne peut rien faire, la pièce est introuvable au Kenya). La fumée noire qui s'échappe du pot d´échappement et les saccades du moteur? (De l'eau dans le réservoir très certainement due à la condensation dans le réservoir). Et les voitures roulent bien avec de l'eau dans la chambre à combustion? (Question suivante?). Un dernier conseil avant le départ? (Ne pas forcer le moteur les cent premiers kilomètres (comprendre, ne pas dépasser les 60 km/h), continuer à ne pas forcer le moteur les 150 km restants). Et surtout: n´arrête le moteur sous aucun prétexte – il ne redémarrera pas.

Fort de ces conseils, dopé par mes quelques jours d'inexpérience africaine étouffant le malaise à coup de romantisme aventurier et d´auto-conviction, je débloque le frein à main – stupide réflexe car il ne fonctionne pas - et me lance vers mon destin.


Les premières sensations de conduite me rappellent curieusement un service militaire que je n'ai jamais fait. "Tank" est le premier mot qui me vient à l'esprit. Les sens exacerbés sont envahis par une myriade de sensations nouvelles: le vent qui pénètre dans l'habitacle et arrache la nuque, le bruit qui comprime les tympans, la vision brouillée par la quantité d'informations à gérer (des piétons par centaines de chaque côté et au milieu de la route, un trafic aussi dense qu'imprévisible, des obstacles et des trous partout dans l'asphalte....) et des effluves sorti d´une usine de retraitement de déchets toxique en Chine centrale. Passé ces premières minutes étourdissantes, l´esprit cartésien reprend le dessus et ne manque pas de se confronter à un certain nombre de détails inquiétants: pourquoi la direction pourtant si dure au ralenti manque de nous mettre dans le décor à chaque virage pris à plus de 40km/h? Pourquoi l’accélérateur et les freins tardent dix secondes avant d'avoir un début d'effet? Pourquoi y-a-t´il tant d´églises le long de la route? Ce voyage est-il bien raisonnable? La première partie du voyage se passe néanmoins sans encombre. L´équipage semble même jouir d'une certaine popularité parmi les vendeurs ambulants profitants des croisements, obstacles et pentes même légères qui réduisent très sensiblement la vitesse; les policiers avides de contrôler les papiers d´un véhicule qu´ils sont surpris de voir autorisé à rouler et les enfants saluant de la main le visage fendu d'un sourire blanc qui désarmerait jusqu'à la famille Bush en pleine campagne iranienne. Comme s´il était plus surprenant de voir un blanc au volant d'une épave sud africaine qu´un munzungu (2) à bord d´un 4x4 de luxe immaculé aux verres fumés reflétant le bordel d´une ville qu´il traverse indifférent rejoignant aussi rapidement que possible les lieux sécurisés de son parcours quotidien: un pavillon de 300m2 sur les hauteurs de Runga, un travail au quartier général de l'ONU et le centre commercial luxueux favori de sa femme.


Trente-trois kilomètres après la sortie de Nairobi, je tourne à gauche au pied de l´énorme panneau publicitaire Bata vantant les mérites de la «Safari Boot» véritable best-seller local; je m'arrête un instant pour saluer le policier qui me fait signe au croisement, descends la Rift Valley sur quinze kilomètres jusqu'à Mahi-mahu absorbé en parts égales par le cul des camions qui me précèdent et le décor grandiose d'une vallée à perte de vue parsemée de volcans et d'acacias jaunes. A gauche de nouveau au croisement en forme de T entre les deux stations à essence (ce qui provoque le réflexe stupide de vouloir vérifier le niveau de la jauge à essence qui est bien sûr hors service), je laisse sans plus de cérémonies ce village bordélique et vivant dont l'économie est centrée sur le service aux milliers de camions qui transitent en direction des grands lacs.


La tôle ondulée se transforme en une piste de décollage sur les quarante cinq kilomètres suivants. Lignes peintes sur les côtés, asphalte lisse comme celui d'un parking, panneaux et bornes kilométriques, je me sens en pleine confiance, maître de cette nature sauvage domptée par la civilisation des Travaux Publics. Je continue à suivre les notes de mon calepin pour atteindre finalement Narok, capitale administrative des Maasais et dernier poste de « civilisation » avant le Mara.


Waweru attend à l'endroit convenu et sa chaleur humaine, son sourire et sa joie non feinte de me voir (peut-être légèrement augmentée par une attente de presque cinq heures) me font chaud au cœur. Kikuyu d'origine – l'ethnie dominante au Kenya- celle d´une grande partie de l´administration centrale, des hommes d´affaires, des présidents et des plus grands escrocs que ce pays connaisse (à moins que ce ne soient les mêmes?) - Waweru est la gentillesse personnifiée. Ephantus, prénom que personne n´utilise dans la plus pure tradition maasai, a atterri cinq ans plus tôt dans le Mara comme cuisinier de l'équipe d'ouvriers recrutés par Adrian pour la construction de ce qui aurait du devenir le Leopard Gorge Lodge. Après un an de problèmes administratifs, d'un procès gagné puis perdu en appel, de menaces à la machette et au canon de fusil des rangers financés par les kaburus (3) propriétaires des hôtels environnants, les travaux ont stoppé mais Waweru est resté. Dans un dernier acte de défiance aux cowboys locaux, Adrian monta un campement mobile tout en canvas(4) avant de partir s'installer en Afrique du Sud pour l'éducation de ses enfants et le bien de sa santé mentale. Waweru veille depuis sur les destinées d'Acaluma, le campement de toile situé à quelques cinq cent mètres du précédent projet dont les vestiges de bâtiments inachevés subsistent toujours. C'est l'homme de confiance, celui qui veille à ce que la pluie et le vent n'emportent pas les quatre tentes, celui qui fait les courses en piki-piki(5) à Mara Rianda et en matatu (6) à Narok, celui qui nettoie et entretien les installations aidé de Seko, Mariko et Cole l´escari(7).


Waweru a un véritable don pour les relations humaines, il entre instantanément dans la catégorie des meilleurs amis; un pote qui n'arrête pas de sourire de toutes ses dents incroyablement blanches et qui se plie littéralement en deux à chacune des vannes de ses interlocuteurs. Alors que nous nous confondons en accolades et que mes mains rougissent de tant de «give me 5», je me souviens, non sans un brin de satisfaction, que c´est la gentillesse spontanée et naturelle des Kényans qui est en grande partie responsable de notre arrivée sur ces terres équatoriennes.


Le moteur tourne dans la station-service alors que nous faisons le plein sans que personne ne s'étonne. Partout des Maasais, ici en shukas(8), là-bas en tenue de ville, contents de se retrouver en cette fin de journée, se prenant par la main pour descendre la rue principale, jouant avec leurs enfants, se joignant curieusement aux groupes qui se forment ici et là. La vie et les sourires. Les étals colorés alignés le long de la route parfois à même le sol, les vendeurs ambulants entre les voitures, un troupeau de vaches nonchalant et la circulation omniprésente se disputent harmonieusement cet espace de terre et de tarmac dans un bordel ambiant bouillonnant de vie. Il fait doux en cette belle journée d'automne; l´atmosphère est baignée de cette lumière hypnotisante et sereine qu´on ne trouve qu´en Afrique. Il est plus de 18h et il nous reste cent vingt kilomètres à parcourir dont quatre-vingt de piste méchamment défoncée. Le moteur est chaud comme la braise, le ciel est menaçant et le soleil se couchera dans moins de quarante-cinq minutes. Mais rien n'y fait, je me sens bien - présent - heureux tout simplement du moment. Rien ne peut m'arriver maintenant que j'ai un ami. Rien ne peut m'arriver maintenant que je fais partie du décor.

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