Les ennuis mécaniques sont le piment d´une vie africaine qui perdrait en saveur s´ils venaient à manquer. L´état des routes qui font vivre le martyr aux voyageurs; le manque d´entretien des véhicules et les réparations bouts de ficelles qui durent juste assez pour donner le temps au garagiste de filer à l´horizon une fois payé; un code de la route unanimement ignoré par les usagers et les policiers; les minibus maxi-risques qui par défaut circulent sur le bas côté et la file contraire plutôt que sur leur voie embouteillée qui les ferait patienter ; les ingrédients ne manquent au Kenya pas pour épicer les voyages domestiques.
Si l’on omet la cruelle réalité d´une mortalité record sur les routes (*) - à l’image de la politique d’autruche du Ministère des Transports ; le panorama routier kenyan n´est pourtant pas si désespéré qu’il y parait. Europ Assistance fait certes défaut mais même au milieu de nulle part, la patience et le calme finissent toujours par payer. Ouvrez le capot du véhicule récalcitrant ou endommagé, asseyez-vous sur le bas-côté et attendez. Les autres véhicules, les passants, les voisins, les enfants et je soupçonne même les bêtes et les éléments s´uniront pour faire passer le message et votre solitude dépitée se transformera inexorablement en une cacophonie colorée de curieux souriants pleins de bonne volonté mais tout aussi incompétents que vous. Si vous percevez quelques mots d´anglais dans le brouhaha ambiant et que la langue de Shakespeare ne vous est pas complètement étrangère, vérifiez sans plus attendre que votre linguiste est vêtu d'une combinaison bleue. Enfin, sous le soleil cruel de vérité de l'Afrique de l'Est, plutôt un dégradé de marrons et de noirs que vous soupçonnez d’avoir été bleu dans une autre vie. L´habit fait le moine sous ces latitudes et cet uniforme couvrant, entre les trous de tissus, des vêtements pas forcément plus propres est l´apanage du professionnel. Vous avez donc identifié votre premier garagiste ou plutôt votre premier mécanicien-tôlier-électricien-soudeur-réparateur-tout-ce-qui-sera-nécessaire pour vendre sa prestation - pardon - pour réparer le véhicule. Bravo !
Le premier diagnostic ne sait attendre la description des symptômes et est généralement accompagné d´une grimace de douleur. Ne vous effrayez pas, cette entrée en matière n´a aucun intérêt ni un quelconque rapport avec le problème rencontré. Il s´agit simplement de tester votre niveau d´incompétence dans l´optique de la négociation qui s´engage à ce moment précis sans que vous en ayez encore conscience. Deux solutions s´offrent à vous en fonction de votre humeur. Un franc sourire – n´hésitez pas à rire bruyamment si le cœur vous en dit - les « yeux dans les yeux » que vous pouvez accompagner d´une tape ferme et amicale sur l´épaule du mécano: vous êtes sympa, pas vraiment stressé par la situation et surtout pas complètement débile. Vous êtes maussade ce jour-là? Une moue réprobatrice dûment accompagnée d´un froncement de sourcils fera tout aussi bien l´affaire. Dans ce cas, ne cherchez surtout pas le contact visuel; le dédain est une attitude attendue et acceptée du muzungu quand elle est générale mais qui peut logiquement poser quelques problèmes quand elle est dirigée vers une cible en particulier. Dans tous les cas, continuez à vaquer à vos occupations sans plus de formalités oubliant un instant ce concept très occidental de l´obligation par politesse, cartésianisme ou peur du silence, de répondre à chaque assertion. Le temps est votre ami – rien ne presse. Etre incompétent vous fait sortir du secteur conventionné. Etre incompétent et pressé vous condamne à la facture d´un hôpital privé américain. Ce n´est pas sans raison que les policiers corrompus ciblent avec gourmandise les camions qui transportent des biens périssables. L´urgence coûte cher au Kenya.
Un deuxième « uniformé » ne tardera pas à venir contester le négoce de son concurrent plus rapide puis un troisième et ainsi de suite, la seule limite étant le temps dont vous disposez. Vous recevrez autant de diagnostics que de personnes consultées (s´ils coïncident c´est que les deux compères sont de mèches) et si vous ne prenez garde, les bleus de travail s´installeront sur le siège du conducteur, démarreront le moteur ou commenceront à démonter les tuyaux. Soyez ferme même si les apparences peuvent être trompeuses: le véhicule est à vous, c´est donc à vous de décider. Et si le destin fait surgir un kenyan d'origine indienne à la rescousse? Luttez avec vigueur contre les réflexes coloniaux qui ne tardent pas à refaire surface en ces moments critiques. Un presque blanc - en tout cas beaucoup moins noir que ceux qu'il commande avec autorité pour ne pas dire avec mépris - inspire une confiance paternaliste complètement injustifiée car votre interlocuteur n'a probablement jamais mis les pieds en Inde et que sa mère achète son poulet au curry au restaurant indien du coin comme tout le monde. La couleur de la peau n´a jamais rendu personne ni meilleur ni plus honnête.
Faute de meilleure idée, choisissez le professionnel ayant défendu la solution que vous avez comprise et donnez-lui les clés de votre destin. Laissez les questions financières pour plus tard (à moins que vous ne soyez à Nairobi auquel cas il convient de tout négocier avant le premier coup de clé pour éviter un désagréable affrontement à l´issu de la réparation), détendez-vous et appréciez le spectacle qui commence sous vos yeux.
Ce qui pourrait surprendre nos esprits peu flexibles et à la faible propension à la découverte des limites qui protègent nos vies fait sourire nos anges de la route dont les préceptes suivent fidèlement la théorie olympienne du « droit au but ». Il n'est pas nécessaire de débrancher la batterie pour mettre les mains dans le moteur (qui d'ailleurs reste allumé aussi longtemps que possible au cours de la réparation); le diesel tout comme l'huile s'aspirent à pleins poumons et se recrachent par la bouche; le feu d´artifice qui jaillit des soudures à l´arc s'apprécie mieux de très près et à l'œil nu; et pour travailler sous un tout-terrain ou un camion hissé sur un cric de voiture de tourisme, il suffit d’avoir au préalable bloqué une roue avec une pierre de la taille d'une balle de tennis. Fort de quelques semaines d'inexpérience africaine, l´apprenti en vie sauvage ne sait pas encore contrôler ce malaise qui l´assaille devant une situation qui lui échappe totalement. Il oscille au gré des avancements de la réparation entre une confiance absolue envers ce Mac Guyver de la clé anglaise qui n´hésite pas à démonter les pièces sur un coin de capot ; une méfiance circonspecte devant ces procédés jugés barbares et un sentiment de désespoir si des pièces de rechange, bien évidemment introuvables sur place, se relèvent nécessaires.
Hakuna matata. L’histoire est déjà écrite et l´avenir apportera les solutions aux problèmes quand ils se présenteront. Votre influence sur le cours des choses est de toute façon relativement anecdotique à ce stade du processus. Ceci-dit, elle n’est pas complètement nulle non plus. Vous avez fait votre partie du boulot – choisir le mécanicien - il vous incombe maintenant d´en devenir son ami et son garde fou. Grâce à vos encouragements et à votre sympathie, il sera tenté de donner le meilleur de lui-même (au risque d’oublier que son objectif est purement financier). Votre fermeté marquera les limites de son action, protégeant les « zones interdites » exclusivement réservées à votre mécanicien habituel de confiance (on ne touche pas au câblage électrique, pas question d´ouvrir le moteur, etc…) qui, si elles étaient franchies, pourrait provoquer un vrai gros problème.
Pour le reste, comptez sur la débrouillardise de votre élu et, cela va de soi, sur la providence locale avec laquelle il convient toujours de rester en bons termes. Tout finit toujours par s´arranger et vous repartirez, soulagé, quelques heures plus tard avec un bout de fil de fer maintenant la suspension endommagée ou un sac plastique assurant l´étanchéité d´un joint en fin de vie. En retard certes, mais heureux de ce moment de vie, de cette petite victoire contre l´adversité et de cette nouvelle histoire à raconter à vos amis.
Bonne nuit les citadins !
(*) D´après wikipédia, Kenya « jouit » du record mondial de tués sur la route avec 510 accidents meurtriers estimés en 2014 pour 100,000 véhicules soit le double de l´Afrique du Sud qui arrive en deuxième position (et à comparer avec les 20 accidents mortels au Royaume Uni pour le même nombre de véhicules).
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