Le rideau noir est tombé d´un coup sur le Mara. Les impalas et gazelles de Thomson se sont apaisés après leurs joutes de fin de journée ; les hyènes se font discrètes et on entend les troupeaux d'herbivores s´approcher peu à peu du campement en broutant. Giléa l´ascari; vieux gardien de vaches retraité reconverti au tourisme; a baissé les gardes devant un panorama si pacifique allant même jusqu´à oublier sa lance tranchante dont il ne se sépare pourtant habituellement jamais une fois la nuit tombée. Il regarde hypnotisé le feu qu’il vient d’allumer assis sur sa pierre favorite qu´il préfère à toutes les chaises du campement.
Mis à part le restaurant où nous nous trouvons, le campement est éteint. Nous n'avons pas de client ce soir, pourquoi importuner la Nature sans nécessité? William s'est joint à notre apéritif et nous échangeons sans sujet précis depuis vingt minutes quand il s'interrompt soudainement en pleine phrase, tourne la tête vers l´obscurité comme pour mieux l´écouter et, mû par un instinct guerrier brusquement réveillé, détale aussi sec. Giléa à la nonchalance trompeuse et assurément connecté télépathiquement avec William se lève d´un bond faisant preuve d'une rapidité insoupçonnée pour son âge et part dans la foulée. Les deux Maasais, totalement désarmés et sans lumière, ont déjà disparu dans le noir que nous sommes toujours en train de nous demander ce qui a bien pu passer.
- « Lucas, on y va? » - Siiiiii! Il saisit aussitôt une torche faisant fi des réticences immédiates de sa mère, je rechausse mes tongs abandonnées à l´entrée du restaurant et nous voila parti à la recherche de nos deux guerriers sprinters. L'obscurité autour du campement est totale. La lune s'est laissée intimider par les nuages de fin de journée et nos deux "étoiles polaires", seuls points lumineux habituellement visibles depuis le campement, se sont fait la malle. La silhouette des acacias en fleurs couvre les feux du Serena Lodge 20km plus loin dans la plaine du Maasai Mara et l´hôtel japonais Mpata Club, bloc de béton à l'esthétique douteuse des années 80 se cache honteusement derrière les nuages bas 700m plus haut sur la crête d´Ololooloo.
Alors que le campement devient un petit point lumineux dans notre dos et que le noir nous aspire, notre torche balaie l´obscurité reflétant les ombres inquiétantes des pierres et des termitières qui nous entourent. Aucune trace de nos Maasais, aucun son inhabituel n´attire notre attention. Rien, si ce n´est cette étrange sensation que tous les herbivores se sont fait la malle. Ce qui ne présage rien de bon.
Nous poursuivons silencieusement et Lucas se rapproche progressivement de moi. Son intuition est confirmée quelques minutes plus tard quand la torche nous renvoie la lumière d´une demi-douzaine de billes rondes rouges. Il sait que les hyènes sont de tous les mauvais coups et ce soir n´est pas exception. Lucas se presse contre ma jambe mais sa peur fait rapidement place à la surprise: un veau croise le faisceau de notre torche et marche à notre rencontre d´un pas forcé, tremblant de tout son corps et saignant de la jambe avant droite.
William apparait dans le sillage de la bête une pierre à la main suivi de Giléa quelques secondes plus tard qui a retrouvé sa nonchalance coutumière. William nous explique en me montrant le caillou (ce qui fait bien rigoler Giléa qui ne comprend pas un traitre mot d´anglais) qu´ils viennent de sauver l'animal des crocs d´un groupe de hyènes affamées à coups de pierres. Les yeux ronds rouges qui semblent se balancer dans le noir confirment ses dires - entre résignation et colère les hyènes voient échapper leur dîner et nous suivent tout le chemin du retour vers le campement au cas où. Mais nos Maasais leur prêtent peu d´attention. Leur haine pour les hyènes n´a d´égal que leur mépris: ils savent qu´elles n´attaqueront pas. Trois humains d´âge adulte même désarmés sont un challenge bien trop difficile à relever pour elles.
"Mais comment avez-vous su qu´un veau était en danger et comment avez-vous fait pour le trouver dans le noir alors qu´on ne voit rien?". - "Mais tu n´as pas entendu ses cris?" me répond William au moins autant surpris que moi. Non - je n´ai rien entendu et je me garde bien de préciser en baissant instinctivement la tête que j´avais pourtant cherché à écouter la nuit.
Une fois arrivé au campement nous hissons le pauvre animal encore tremblant dans la Landcruiser transformé en pickup faute d´un enclos fermé. Sa blessure semble superficielle et nous laissons la nuit décider de la véracité de notre diagnostic. Giléa promet de veiller assidument sur notre invité ce que je crois volontiers : une vache a bien plus de valeur à ses yeux qu´un touriste venant d’un monde qu’il n’arrive même pas à concevoir.
***
En manque d´animal de compagnie dans un campement où seuls les animaux sauvages ont droit de cité, Lucas saute de son lit le lendemain matin pour courir aussitôt, torse nu, vers la Landcruiser. Pas de petit-déjeuner, de toilette ni de bonjour superflu; il grimpe en un clin d´œil dans le véhicule et commence à caresser le veau qui, étonnamment, se laisse faire. Passé une petite frayeur alors que nous le soulevons pour le faire descendre du pickup, l´animal retrouve le sourire et se colle contre nous comme pour nous témoigner sa gratitude une fois sur la terre ferme. « Les vaches n´oublient jamais l´odeur des humains qui s´occupent d´elles » nous explique William. Nous improvisons une laisse avec des restes de cordes et Lucas part, ravi, promener son nouvel animal domestique qui le suit sans protester tout autour du campement.
Le propriétaire du veau une fois localisé grâce au marquage de l´animal arrive dans la matinée partagé entre la gratitude effusive envers ses sauveurs Maasais et les reproches dirigés contre son ascari à qui il ne pardonne pas d´avoir laissé s´éloigner un veau du troupeau dont il était sensé s´occuper. Pas étonnant quand on sait qu’une vache dans le Mara se vend entre 250€ et 500€ (le prix variant en fonction de la taille de l’animal et de la saison).
Alors qu´on raconte l´histoire aux employés qui prennent leur service ce matin, une sourde et implacable épidémie d´inquiétude se propage rapidement parmi les Maasais qui appellent tous sans exception leurs foyers respectifs afin de vérifier que leurs troupeaux sont sains et saufs. Et tout à l’excitation du devoir accompli, Giléa ne part se coucher qu´en milieu de matinée heureux d´avoir enfin trouvé un sens à son nouveau travail d´ascari pour Kandili Camp.
Bonne nuit les citadins !
"Déchargement" du veau au petit matin
Lucas promenant le veau (après qu´Ana lui ai enfilé un Tshirt...)
Staff Kandili : Giléa est le deuxième en partant de la droite
Les deux Moranis Maasais: Lucas et William
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