Difficile de trouver une photo pour illustrer cette histoire qui pourtant présente une étrange et désagréable sensation de déjà-vu cinématographique. Je me réveille ce matin avec une trentaine de Maasai derrière ma tente. Je suis arrivé depuis trois jours au campement, la Landcruiser est finalement réparée et le mot a visiblement été passé que je souhaite commencer les travaux aujourd'hui.
Une manifestation de maasais silencieux a envahi le campement aux premières heures du jour: certains souriants, d´autres faisant la gueule, avec ou sans oreilles fendues, avec ou sans incisives centrales, des supporteurs d´équipes de foot anglaises; des petits maigres, des moyens maigres, des grands maigres… et un costaud qui attire mon attention. C'est le premier gros que je vois depuis mon arrivée au Kenya - Maasai de surcroît - ce qui est doublement surprenant car l´obésité est loin d´être un fléau au Kenya et le lecteur attentif aura compris que les Maasais sont maigres et élancés.
J’ai besoin de 8 personnes. Ou plutôt: j'ai décidé de prendre 8 personnes car je n'ai aucune idée de la charge du travail à réaliser. Tout le monde me regarde, très peu parlent anglais et de toutes façons ils sont trop timides pour m'interpeler alors ils attendent silencieusement. Pour les plus matinaux l´attente dure depuis presque deux heures...
Gros moment de malaise – je suis incapable d´affronter cette image de trente noirs alignés attendant leur condamnation, pardon la décision du boss blanc, avec timidité et résignation. Je suis - rayez la mention inutile - le colon, l´envahisseur, le négrier, l´exploiteur, le garant d´une vie meilleure; l´héritier d´une civilisation occidentale dont je ne suis pourtant pas responsable du passif mais qui colle à mes bottes pleines de boue ce matin et m´incite à fuir en courant.
Restons calme. Soyons cartésien. Nous ne parlons pas la même langue. Ils n´ont aucune expérience. Bon, moi non plus - match nul. Les questionner par l´intermédiaire de Waweru comme traducteur ? « As-tu déjà travaillé pour un campement ? » - Yes. « Lequel ? » Sourire. As-tu une expérience en bricolage ? - Yes. Laquelle ? Sourire. Parles-tu anglais ? - Yes (après traduction de la question en Maa). Re-sourire, plus appuyé cette fois-ci. J´essaie d´enrichir mon jeu de questions alors que je passe de l´un à l´autre mais à quoi bon : existe-t´il seulement des questions pertinentes alors que grande partie du travail consistera à déplacer des pierres, creuser des trous et pelleter du sable. Combien de trous as-tu déjà creusé ? Sais-tu tenir une pelle ? As-tu déjà vu une pierre ? Les « yes - yes » résonnent dans ma tête.
Devrais-je plutôt chercher à savoir leur situation familiale pour déterminer celui qui a le plus besoin de travailler? Mais qui suis-je pour poser des questions indiscrètes, pour m´immiscer dans la vie privée de ces gens tel un juge moralisteur?
Sélectionner ceux qui parlent quelques mots d´anglais ?
Organiser un tirage au sort ?
Leur demander de revenir demain ?
..?
Après une longue hésitation et dans un grand moment de solitude, je pointe ma main divine vers Alex le costaud et Patrick qui, dans un anglais très correct, avait déclaré avoir travaillé avec Adrian lors du précédant projet. Incapable de poursuivre, je demande dans un élan de lacheté à Waweru, Seko et Mariko (les trois employés d´Acaluma dont j´hérite à mon arrivée au campement) de choisir deux candidats chacuns. Faisant preuve d´une autorité et d´une affirmation aux antipodes de mes atermoiements, ils s´exécutent immédiatement et m´offrent leur plus beau sourire en guise de réponse quand je leur demande de m´expliquer les raisons de leur choix. Les recalés ne protestent pas à mon grand soulagement et sourient même pour la plupart sans animosité. Au moins l´attente est terminée pour tout le monde. A part Patrick qui me sert vigoureusement la main, aucun signe dans l´attitude corporelle des recalés ne les distinguent des heureux élus.
Hakuna matata. Quel que soit le résultat. Hakuna Matata. Que l´on perde ou que l´on gagne.
Et ce n´est que de longues semaines plus tard que je compris les dessous de la démonstration d´autorité dont avaient fait preuve Waweru, Seko et Mariko ce jour là. Au détour d´une conversation, j´appris que Seko et Tobiko étaient frères. Et comme un fil que l´on dépelote, je construisis facilement en quelques questions l´arbre généalogique complet des familles Kool et Pesi dans l´hilarité générale. Après tout, nous sommes tous frères dans la savane africaine.
The A team (l´agence tous risques)
Assis: Tobiko et Waweru (avec Lucas). Debout: le frère d´Edward, Aldo, Seko, Patrick, Moses, Edward, Cole l´escari venu poser pour la photo, Mariko, Moses #2 et Alex le costaud. L´équipe au grand complet qui a trimé pendant de longs mois dans la bonne humeur et la fraternité malgré la dureté du travail avec une énergie nourrie à l´ugali-cabbage faisant taire les mauvaises langues qui collent aux Maasais la réputation de fénéants.
Comments