Les routes sont dangereuses au Kenya. Le tarmak défoncé, les vendeurs ambulants et les marchés bondés à même les trottoirs défoncés, la densité d´un trafic hétéroclite que se disputent les charrettes tirées à bras nus, les Matatus collectifs à la recherche du temps perdu (qu´ils ne semblent jamais retrouver) et les piki piki kamikazes qui se faufilent sur deux roues (et parfois moins) entre les camions surchargés. En campagne, l´expérience n´est pas plus reposante : les troupeaux traversent la route sous les yeux indifférents de leurs pasteurs et quand la nuit tombe, l´absence de marquage au sol et l´obscurité totale finissent par décourager les plus aventuriers.
Mais tous les routiers sympas vous le diront : les déplacements les plus risqués sont en semaine de 9h à 13h et de 15h à 19h. Quand la plupart des agents de trafic (le terme étant choisi à propos) sévissent. Difficile de savoir si l´office corrompt l´homme où si tous les corrompus aspirent à l´uniforme mais´il ne fait pas bon être arrêté par la police au Kenya.
A l´entrée du petit village de brousse de Suswa, un policier à la casquette trop grande et capé d´un´imperméable poussiéreux nous fait signe de nous ranger sur la bas côté. J´avais en poche les papiers de mon vieux Toyota Landcruiser depuis moins d´une semaine (cf le post : « Comment passer le contrôle technique à une épave ? ») qu´ils allaient déjà être mis à l´épreuve de la corruption. Vu l´état du véhicule, nous savions tous les deux que j´avais payé pour ces documents, ce qui me rangeait automatiquement dans la catégorie des clients VIP. Mais mon policier n´était pas doué en mécanique car pour démontrer les tares évidentes de mon 4x4, il ne trouva mieux que d´asséner des coups de matraque sur la carcasse de mon véhicule. Son anglais approximatif semblait le limiter sérieusement. Je faisais pour ma part celui qui ne comprenait pas, fort du résultat catégorique et taponné du contrôle technique.
Tu veux qu´on aille au poste ? - finit-il par lâcher agacé par tout ce temps perdu. En lutte routière, cette menace est la prise de la mort car les professionnels savent qu´un détour au poste de police c´est une journée de perdue au minimum, sans compter un possible renvoi devant le juge local. On comprendra alors que la présence de produits périssables ou de touristes à l´arrière du véhicule augmentent très sensiblement le tarif de l´amende forfaitairement à la tête du client. Mais Waweru était mon seul passager, le pickup était vide car j´allais à Nairobi pour avitailler le campement et je n´étais pas particulièrement pressé. Je lui montrais de nouveau mes papiers « en règle » en retour (qu´il finit d´ailleurs par me confisquer) et lui demandais de m´expliquer concrètement ce qu´il reprochait à mon 4x4 flambant neuf à peine 25 ans plus tôt.
Son temps se distribuait entre les 3 véhicules que sa fine équipe avait arrêté et après plusieurs allers-retours infructueux, il prit Waweru en aparté pour lui annoncer le tarif - espérant que le Kikuyu serait plus réceptif que son collègue Muzungu. Mais je décidais de rester ferme - pas vraiment fruit d´une stratégie réfléchie - mais plutôt d´une gestion très sérrée de mes finances – certains parleront d´avarice – qui m´interdisait de dépenser un shilling de plus pour des papiers que j´avais déjà payés. « Je ne veux pas aller au Poste mais je ne comprends pas ce qu´on me reproche alors si la seule façon de comprendre c´est d´y aller, et bien allons-y ». Je regrettais aussitôt d´avoir été si clair - d´autres diront stupide. Interdit un instant, il posa de nouveau la question à laquelle je répondis avec beaucoup moins d´aplomb cette fois-ci, conscient d´avoir été trop loin. Ne sachant que faire devant une situation apparemment inédite pour lui (il est attendu que le blanc paie dans de pareilles circonstances), mon caporal de bitume finit par tourner les talons non sans avoir roulé préalablement ses yeux plusieurs fois en quête d´une inspiration qui visiblement ne l´illumina pas.
Contre toute attente, son collègue vint me rendre les papiers de la voiture, sans un mot, vingt minutes plus tard. Par naiveté, je lui demandais si je pouvais partir. Une question stupide qui ne méritait réponse. Le fonctionnaire avait déjà abandonné la transaction pour se diriger vers le véhicule suivant. Son prochain client,
Au fil des années et des voyages, j´ai pu comprendre certains ressorts de la corruption. Il s´agit avant tout d´une transaction commerciale – toute considération morale et autres jugements indignés n´ont donc pas leur place. Il est essentiel de ne pas faire dérailler la négociation car bien menée, elle se dirigera naturellement vers celui qui est le plus patient. Alors le succès réside dans un mélange de naiveté (mieux vaut passer pour stupide que d´essayer de lire entre les lignes), de sympathie envers l´agent de l´autorité (dont j´ai cruellement manqué dans cette anecdote) et de détermination tranquille (je n´ai rien fait de mal et donc tout va finir par s´arranger). Le corrupteur est un commercial comme un autre, si le client lui résiste trop et la transaction s´embourbe, il se retournera vers une proie plus facile.
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