Je ne sais plus ce que je faisais ce jour-là. Je me souviens juste que l´après-midi était bien avancée et que mon corps me faisait répit car j´avais abandonné le travail de terrassement pour la journée. Dans le calme d´une belle fin de journée sans nuage, je vois au loin trois employés courir vers moi, slalomant entre les pierres et faisant de grands signes avec leur bras. Un scène qui forcément attire l´attention car les Maasais ne courent pas sans raison.
Je ne me souviens plus de leurs explications essoufflées, mais je garde parfaitement en mémoire le coup d´assommoir qui s´écrase sur ma tête quand j´assimile la gravité de la situation. Le tout terrain s´est écrasé contre le sol, Waweru, le conducteur, est gravement blessé et ils ne savent rien de l´état des passagers.
Le véhicule, ou ce qu´il en reste, est à 1 km de là sur le plateau surplombant le campement où nous allons nous approvisionner en pierres pour la construction des plates-formes sur lesquelles nous érigeons les tentes. L´adrénaline me fait dévorer la savane qui nous sépare de l´accident et je distance rapidement mes acolytes. Ma tête gamberge au moins aussi vite.
C´est de ma faute. Je suis bien sûr responsable en tant que chef d´équipe, mais c´est bien plus grave encore : je suis coupable.
Coupable d´avoir laissé un employé inexpérimenté conduire un tout terrain difficile à manœuvrer. Je sais trop bien que l´ajout d´une lourde cabine passager sur la partie ouverte du pickup a dangereusement fait monter le centre de gravité de la bête - ce qui le rend très instable en courbe ; et que le moteur de camion surdimensionné (6000cm3!) qui a remplacé le Toyata d´origine est trop lourd et trop puissant pour le véhicule. Exténué physiquement après une semaine d´allers-retours pour charger des pierres dans le 4x4 – mon bagne kényan – j´ai voulu croire le toujours volontaire Waweru quand il m´a proposé de prendre le relais pour me décharger. Waweru, fidèle vigie du campement depuis sa création, est un mec adorable, travailleur, curieux, reconnaissant et incroyablement positif (1). Alors quand il m´a offert cette porte de sortie, avec d´évidentes bonnes intentions, je n´ai tout simplement pas réfléchi.
Quand je vois le véhicule de plus de deux tonnes couché sur le côté, les marques de dérapages des pneus dans la boue, la terre labourée par le cockpit sur plusieurs mètres, les débris de verres, les flaques d´huile qui souillent le terrain et la quantité de pièces cassées qui jonchent le sol. mon sang se glace. Le pare-choc supérieur avant droit - une barre métallique de 10 cm de diamètre longue de 2 mètres protégeant le moteur - est pliée comme du vulgaire fil de fer.
Le choc a du être terrible.
Où sont les passagers ?
Je me jette sur le sol pour voir sous la voiture. Personne n´y est coincé. Je balaie du regard la petite foule de curieux qui gravite autour de l´astre déchu et en devine plusieurs. Bernard n´a presque rien – il était sur le toit et a été éjecté loin de la carcasse. Edward boite et a très mal à la tête, il saigne au genou mais cela semble superficiel. Son frère est assis le regard perdu dans le vide. T-shirt déchiré et tâché de sang au niveau des épaules mais aucune fracture apparente. Un miracle quand on pense que le véhicule aurait pu les aplatir. Qui était le quatrième de l´équipe ? L´empressement, la confusion, les informations contradictoires s´entrechoquent. Après un flottement interminable, deux sources coïncident : il a été emmené par un piki-piki (2) au dispensaire - à moins que ce ne soit chez lui.
On me confirme que l´avant bras de Waweru est fracturé et qu´un autre piki piki l´a amené en urgence au village. Mais je m´en fous. Je le maudis en silence.
Maintenir le regard de mes employés me coûte, alors je regarde le sol de nouveau. Il n´y a aucun obstacle naturel qui puisse justifier la sortie de piste. Il ne fait pas de doute que l´excès de vitesse et l´instabilité du véhicule sont les responsables. Une colère froide bouille en moi. La culpabilité de Waweru cache avantageusement la mienne devant mes employés, pourtant au fond de moi, je ne peux me pardonner d´avoir mis l´arme entre ses mains.
Mais sa punition dépassera tout ce que j´aurais pu lui infliger si j´avais laissé libre court à mes instincts primaires.
Le dispensaire de Mara Rianda n´a ni anti douleurs ni ambulance – il faut aller à l´hôpital de Narok. Mais comment l´y amener quand seulement deux roues de mon 4x4 touchent le sol ? On recherche un campement voisin qui ferait le voyage ; mais personne n´entreprend un voyage en fin de journée dans la savane. Et puis la voix semble avoir couru comme la poudre ; Waweru est fautif. Personne ne se propose pour faire le voyage spécialement pour lui. Alors ce sera le matatu (3) qui part à 3h du matin tous les jours – un vieux minibus sans suspension tout terrain sur une piste de 80km cultivant les ornières et les nids de poule dans un terre argileuse et 50km de plus sur l´asphalte pour rejoindre la capitale de la province du Mara.
Difficile d´immobiliser une blessure dans ces conditions. Impossible de dormir, bien sûr.
6h de voyage.
Arrivé à Narok, Waweru est reçu aux urgences de l´hôpital public. J´avais pris soin de déclarer les employés de Kandili Camp au NHK – la sécurité sociale kényane – il est donc reçu et l´addition est raisonnable. Waweru peut payer la consultation. La radio confirme la double fracture radius/ cubitus – il suffisait ceci-dit de regarder les os sortir de la peau. Mais ils ne peuvent guère faire plus. Aucun bloc en condition pour opérer, il faut aller à Nairobi ou Kidjabe à 100km de là.
Mais par ses propres moyens car le malade est en capacité de se déplacer tout seul.
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36h de fracture ouverte. Deuxième nuit sans sommeil. Waweru a réussi à rejoindre l´hôpital en prenant le matatu de Nairobi puis il a pris un taxi collectif à Mahi-Mau pour entreprendre la montée finale jusqu´à Kidjabe. Mais l´hôpital est semi-privé. Il faut payer l´intégralité de l´opération avant de passer devant le bistouri.
48h de fracture ouverte. Waweru a de plus en plus de mal à parler au téléphone. Il est au bout d´un rouleau qui va pourtant continuer à rouler.
Sa voie est méconnaissable au téléphone. Il pleure toute la douleur de son corps mais toujours avec une éducation et une politesse impressionnante. Il me passe un administratif de l´hôpital qui m´explique la nature de l´intervention et surtout la somme et les modalités de paiement. 87.000 KES, (800€ environ) que Waweru n´a bien sûr pas les moyens de payer.
Mais moi non plus. J´ai l´argent sur mon compte en banque mais un transfert arriverait 2 à 3 jours plus tard ; je n´ai pas assez de liquide pour envoyer la somme via MPESA (4) et le premier distributeur est à 120km du campement (que je ne peux de toutes façons pas rejoindre faute de véhicule). J´explique tout cela à mon interlocuteur et lui jure ma bonne foi ; ils seront payés sans faute. Nous sommes une entreprise et des entrepreneurs sérieux et responsables.
Mais les promesses valent peu au Kenya quand il s´agit d´argent. Pas plus que les chèques que personne n´accepte dans le pays.
Nous essayons avec Ana d´appeler nos contacts à Nairobi. Desterio, l´avocat du campement décroche le premier. Pas la peine de lui expliquer les ressorts de la santé publique au Kenya, il comprend l´urgence et envoie les fonds au téléphone du comptable de l´hôpital en moins d´une heure.
Enfin.
Mais non. Car il est un peu plus de 19h et le bloc opératoire va fermer. Waweru devra attendre une nuit de plus en compagnie de son radius et de son cubitus fracturés.
60h avec une fracture ouverte. Mes conversations avec Waweru sont de longues pauses de silence alors c´est l ´administratif que j´appelle directement pour prendre de ses nouvelles. Il me confirme que l´opération aura lieu le jour même. Mais en milieu d´après-midi seulement.
Il semble soulagé que le calvaire de Waweru soit sur le point de terminer.
70h après l´accident – la fracture ouverte est enfin refermée. L´administratif m´appelle pour me dire que tout s´est bien passé. Je ne peux pas m´empêcher de penser à ce que serait devenu son bras – et la vie de Waweru – si son employeur n´avait pas eu les moyens de payer l´opération.
Trois semaines de récupération et de rééducation suivront. Elles lui permettront de revoir ses deux jeunes enfants et sa femme qui vivent à plus de 300km du campement (et qu´il voit deux à trois par an seulement en temps normal). Et puis Waweru reviendra prendre son poste, un peu honteux au début, insistant pour payer lui-même ses médicaments, éternellement reconnaissant et mettant les bouchées doubles pour récupérer ses pleines facultés. Il nous fera écouter un message téléphonique de ses enfants et de sa femme nous remerciant d´avoir pris en charge l´opération. Extrêmement touchant et incroyablement dérangeant – je suis tout sauf le héros bon samaritain dans cette histoire.
Mis à part Adrian, connaisseur du terrain, qui me jettera (à raison) la première pierre, jamais personne n´est venu me demander des comptes. Les parents des jeunes blessés, le chef maasai de la Manyata (5), la police (que nous maintiendrons à l´écart mais qui a forcément du avoir vent de l´accident), le garagiste qui réparera le tas de rouille, l´inspection du travail, les gardes forestiers, … Personne.
Le jour où Waweru enlèvera ses bandages et me montrera enfin sa cicatrice – une horrible balafre de plus de 20 cm presque aussi longue que large - je sus que nous avions fait un grand pas pour retrouver l´amitié qui nous unissait. Mais Waweru est à l´image d´une certaine Afrique. Un bonheur bienveillant et rigolard qui illumine l´espace de son humanité et puis, brusquement, bascule vers le tragique ou disparaît en un battement d´aile. Mais il s´agit d´une autre histoire, d´une autre blessure, mais pas physique cette fois-ci.
Lire le post « En route ! »
Matatu :mini-bus collectifs en Swahili
Piki-piki : taxi moto en Swahili
atatu : mini-bus collectif
MPESA : système kényan pionnier au niveau mondial permettant d´envoyer de l´argent de mobiles à mobiles sans compte bancaire ni même de téléphones intelligents.
Manyata : village Maasai traditionel (cabanes de bois et de boue disposées en ovale pour protéger la zone centrale)
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