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Le reveil des sens




J´ai découvert la violence au Kenya. Pas tout de suite car la vie quotidienne n´est que sourire et bonne humeur, les problèmes n´en sont pas car tout finit par s´arranger pour celui qui sait être patient, et puis si non, c´est que Dieu a d´autres plans pour vous. Hakuna matata. Les foules sont bienveillantes, les corps étrangers se fondent naturellement dans ce flot de vie débordante et accueillante qu´on appelle moins poétiquement le bordel des rues, les conflits sont feutrés et éduqués – la plupart des accidents de voiture se résolvent à coups de « Sorry ». Les gens sont adorables, serviables, redevables quand on les aide, bien éduqués toujours. Cette vie est aux antipodes des craintes des touristes de luxe et de ces histoires que les locaux ne manquent pas de vous raconter une fois la glace brisée... ou plutôt réchauffée.


Comme dans cette soirée arrosée en Afrique du Sud, où ce Boer cinquantenaire gérant d´un ranch voisin venu chercher de la « chaire fraiche estudiantine » dans ce backpacker du Karooland et qui s´enfonça dans l´horreur au fil des mauvais rhums cola pour terminer littéralement mort de rire par l´histoire de cet employé ayant contaminé la moité de son ranch et qui trouva finalement la mort sur un tracteur en marche terrassé par le sida. C´est que les histoires terribles ne manquent pas en Afrique: les massacres ethniques lors de l´élection présidentielle de 2007 au Kenya, les mutilations génitales qui sévissent toujours dans certaines tribus, l´esclavage coranique des enfants de rue vendus par leurs familles au Sénégal, et que dire du génocide entre les Tutsis et les Hutus au Rwanda ? (*)


Non. Je ne veux pas parler de cette violence extérieure. Mais de celle qui est en nous. De celle qui est enfouie au plus profond de notre animalité, recouverte par des années d´éducation et de comportements sociaux pavloviens. J'ai senti la rage au fond de moi. J´ai étouffé sous le poids de la haine. J'ai senti la lave se propager dans mes veines et bonder mes muscles secs. Mon corps malmené par tant d´efforts physiques s´est raidi sous le choc bestial de l´éruption. Alors j´ai crié sur les miens, menacé physiquement puis renvoyé manu militari un plombier malhonnête, pris par le col un pasteur Maasai le soulevant du sol sans difficulté armé de ma seule rage – une arme bien plus efficace que la lance et la machette de mon opposant. J´ai senti ce côté primitif, ce côté obscur, cette force qui décuple vos capacités physiques et vous submerge au point d´ignorer les conséquences des actes que vous êtes sur le point de commettre, cette démence temporaire dont Javier Reverte explique qu´elle finit par abrutir l'Occidental en Afrique.


Pourquoi en Afrique ? Parce que la vie dérape régulièrement. En un instant impardonnable elle devient dure, primaire, sauvage et cruelle. La vie est un privilège éphémère dans la savane qui bascule vers le néant en un battement d´aile. J'ai vu la mort de face sur une corniche dans les phares d´un camion arrivant en sens contraire, j'ai vu le corps d'un motard désarticulé couché sur un lit d'asphalte et un oreiller rouge sang, j'ai vu sa femme arriver sur les lieux criant vers le ciel, prenant la tête entre ses mains, se courbant sous le poids de la douleur, martyrisant ses genoux à coups de poings devant la foule amassée de voyeurs compatissants. Le dispensaire de Mara Rianda a été témoin des pires injustices : le décés d´un adolescent massacré par un éléphant, de pasteurs attaqués par les lions, d´une femme enceinte dont l´accouchement s´est compliqué, de dizaines de voisins meurtris par la faute de ce maudit matatu dont les freins ont lâchés au milieu de la descente d´Olooloo.


Et puis il y a les problèmes quotidiens, les dangers de la vie sauvage et des déplacements en 4×4, ces averses qui terminent en tempête (voir le post « le jour où notre maison s´est envolé »), les problèmes dans la construction du campement qui s´accumulent plus vites que les heures de nos journées, là-bas au milieu de nulle part, juste à côté des animaux sauvages. Une vie physique qui nous ramène à nos instincts primaires : finir sa tâche du jour, se maintenir à l´abri des éléments, se préparer aux difficultés futures, aider ou se faire aider par un voisin en cas de difficulté et se relever après chaque chute.


Alors la patience pour les petits problèmes disparaît. L´empathie envers celui qui se plaint se transforme en agressivité. L´instinct de survie ou plutôt cette capacité à résister prend le pas sur tout le reste. L´humanité, la compassion et la patience s´écrasent contre le mur de la nécessite. C´est que l´Afrique de la brousse, loin des côtes et des anciennes capitales coloniales, vous reconnecte avec vos instincts primaires, des plus essentiels aux moins avouables, des plus simples aux plus primaires. La vie dans toutes ses couleurs n´en plaise à Édith P.


(*) je vous conseille chaudement à ce sujet « Petit pays » de Gaël Faye un livre remarquable sur la dualité de l´Afrique : magique et bienveillante un jour, cruelle et inhumaine le lendemain


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