Un policier est assis sur le siège passager. On a beau être mentalement préparé à l´inattendu et savoir mettre en sourdine ses préjugés, il est des situations auxquelles on n´est vraiment pas préparé. Il m´a arrêté quelques minutes plus tôt mais au lieu de réclamer mes papiers comme le veut la coutume, il a sauté dans mon cockpit sans un mot. Je ne comprends pas ce qu´il attend de moi, alors dans le doute, je tire tout droit. Mais la lenteur du trafic rend la situation encore plus incongrue. J´espionne discrètement mon passager indésirable : son pull bleu marine est troué, le col de sa chemise blanche presque aussi noire que sa peau et sa casquette trop grande ne tient pas en place ; il a tout l´air d´un policier authentique.
Mais je ne sais pas si je dois m´en réjouir.
Bien malin qui pourra dire si la corruption est plus développée au Kenya qu´en Europe, mais elle est en tout cas beaucoup plus présente au quotidien. La plupart des occidentaux qui atterrissent sous ces latitudes s´en accommodent très bien. Ils la subissent certes mais la provoquent presque tout autant pour résoudre tous leurs petits problèmes administratifs. J´aime penser que je n´entre pas dans la même catégorie que ces Muzungus (1) des beaux quartiers de Nairobi, roulant en 4x4 noir de luxe et travaillant au siège des Nations Unis. Mais la réalité est un plus compliquée que cela... Car les papiers du tas de rouille et de tôle froissée dans laquelle nous roulons ont été achetés.
Deux mois plus tôt – à peine quelques semaines après notre arrivée au Kenya - je suis en plein préparatif de mon premier voyage « en solitaire » dans le Mara (2). Le (très) vieux Toyota Landcruiser d´Adrian végète depuis plus de 2 ans dans le fond d´un jardin de Nairobi et son état laisse sérieusement douter qu´il ait pu rouler les 18 années précédentes comme en atteste son certificat de première immatriculation. Vu la quantité des contrôles sur les routes – et sachant que la mission première des policiers n´est pas d´aider le trafic mais de faire fructifier le leur - il est suicidaire de prendre la route sans des papiers en règle. Mais comment faire passer le contrôle technique d´un véhicule qui ne démarre qu´en deuxième préalablement poussé par une demi-douzaine de personnes ?
La fin justifie les moyens, la moralité et les scrupules s´effacent devant l´absence d´alternative. Je me présente donc à pied en milieu de matinée pas très rassuré aux portes du contrôle technique de Nairobi guidé par la ligne de camions en attente de presque un kilomètre. Je passe devant tout le monde - mort de honte - mais personne ne semble me le reprocher. Mon comportement sied de toute évidence à la couleur de ma peau.
J´interpelle le garde derrière la grille d´entrée qui fait entrer au compte gouttes les véhicules. Il vient à contrecœur et pré-visiblement, reste insensible à mes appels du pieds maladroits : « euh, je n´ai pas de rendez-vous et n´ai pas le véhicule avec moi mais euh... y-à-t´ il un moyen d´obtenir les papiers car je dois absolument partir dans le Mara demain? » Il tourne les talons et me laisse choir comme un con. Mal à laisse dans ce rôle du colon, je feins l´indignation qui, en toute justice, aurait plutôt du être de l´autre côté de la barrière.
Mais le spectacle du blanc arrogant remis à sa place trouve son public. Un ange salvateur vient m ´offrir la pomme du péché originel. « Tu n´as pas la voiture avec toi? Tu as besoin des papiers ? Allons prendre un café. « Tu dois partir demain ? Tu es sûr que le véhicule est en bon état ? ». On palabre et on fait connaissance - à moins qu´il ne s´agisse d´un entretien d´embauche. « Tu sais qu´il faut compter dans les 7000KES, tu as l´argent sur toi ? Mais tu es vraiment sûr que le véhicule soit en état de rouler ? » Croix de bois, croix de fer, si je mens...
En un quart d´heure, l´affaire est pliée, je suis un client solvable et digne de confiance ;« Donne-moi l´argent et les papiers de la voiture et attends moi ici ». Inutile de préciser que suis en slip si je lui donne tout ce qu´il demande, mais l´absence d´alternative a tendance à simplifier les décisions difficiles. Mon courtier en assurances illégales repart dans la foule, me laissant l´addition et un gros poids sur l´estomac. Je me remettrai des 60 euros perdus mais refaire les papiers de la voiture serait tout simplement mission impossible.
Trois looongues heures plus tard, mon partenaire en « dirty business » revient tout sourire s´excusant du retard («c ´est qu´il y avait beaucoup de monde aujourd’hui , j´ai du attendre la pause déjeuner »). Orgueilleux du travail bien fait il me montre discrètement les papiers tamponnés qu´il a pris soin de mettre dans une grande enveloppe et me prévient de nouveau : « c´est important que le véhicule soit dans un état correct pour si la police t´arrêtes – ils sont suspicieux ».
Deux mois plus tard, le véhicule est toujours aussi pourri, insupportablement bruyant et la quête d´un démarreur de rechange s´est soldé par un échec complet (pièce introuvable au Kenya). J´essaie de sourire à mon invité de marque, ni trop, ni trop peu – histoire de passer pour sympathique mais pas arrogant – mais n´obtiens aucun signe intelligible en retour. Au fil des minutes d´un dialogue exclusivement corporel et sur la base de l´expérience acquise lors de mes démêles antérieurs avec la police (3), un certain malaise ou plutôt un malaise certain s´installe en moi.
Et puis soudain, alors que nous approchons d´un autre contrôle de Police, il me fait signe de la main ordonnant de m´arrêter. Il descend de la voiture le plus normalement du monde - comme on descendrait d´un taxi ou d´un bus arrivé à destination - sauf qu´au lieu de payer (ou de remercier), il me demande : « de quel pays es-tu ? Quelle monnaie utilisez-vous en France ? Tu me donnes un billet en euros, je n´en ai jamais vu ? »
Je me retiens pour ne pas éclater de rire (la pression qui se libère,,,) et parviens tout juste à balbutier un « sorry, don´t have any » avant de ré-enclencher la première sans demander mon reste, un sourire d´une oreille à l´autre.
Muzungu (étranger)
Voir le post « En route ! »
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