Je pensais que mon père était portugais. Son passeport n´avait pas la couleur de celui de mon frère ni du mien. Il nous parlait certes en français et nous savions qu´il avait un autre passeport depuis sa naturalisation sous les yeux figés du buste de Marianne mais la rivalité autour des France Portugal de football nous ramenaient à la réalité. Ou plutôt à ce qu on croyait être la réalité.
Non.
Les voyages «aux pays» tous les ans pour aller voir nos oncles et tantes à Lisbonne, notre grand-mère à Soure et nos cousins sur les plages de l´Algarve en été n´étaient qu´un alibi. Et que dire des ridicules coqs noirs peints trônant sur la cheminée du pavillon de Chennevières-sur-Marne, de la musique luso-brésilienne qui nous cassait les oreilles, des assiettes et des plats en terre cuite qui s´émaillaient à coup de calderada de morue et des vannes sur les arbitres qui favorisaient - systématiquement - les équipes françaises (surtout lors de cette demi finale de l´Euro 84 gagnée par l ´équipe de Platoche après prolongation...) ?
Não! Tout ça c´était du flan (enfin du pasteis de nata). Car pendant toutes ces années nous n´avions pas compris qu´il était africain. Blanc, mais africain.
Plus que ses parents même qui, partis adolescents en Angola en bateau sans un sous ni perspective de retour pour rejoindre qui un grand frère pour sortir de la pauvreté, qui une grande sœur pour rejoindre un climat tropical plus clément envers une santé précaire. Leur histoire serait digne d´un roman – à commencer par leur rencontre dans un dispensaire de brousse où ma grand-mère en chaise roulante prit soin de celui qui allait devenir son mari alors gravement malade – mais je ne voudrai pas perdre le fil de mon argumentation.
On appartient d´abord à la culture dans laquelle on grandit et mon père né à Lobito sur la côte angolaise en 1942 a usé ses fonds de culotte sur les bancs des écoles angolaises de l´école primaire jusqu´à l´équivalent du baccalauréat. Ses camarades étaient noirs, ses jeux dans la rue avec des objets recyclés, le goudron de ses trottoirs était fait de terre battue et ses animaux domestiques étaient les pingouins qui venaient s´échouer sur les côtes emportés par les courants froids venant du Pôle Sud. Quel point commun cela pouvait´il avoir avec une enfance entre l´Océan Atlantique et les rives du Tage? Son retour en Angola pour participer en tant que médecin à la guerre d´indépendance contre le Portugal aurait du nous mettre la puce à l´oreille mais j ´étais trop petit pour m´arrêter sur ce genre de détail historique. Et quand j´ai foulé pour la première fois le continent africain, j´étais trop occupé à regarder en cinémascope les plages immenses et désertes du Cabinda, les hôpitaux de lépreux, l´arme chargée dans le tiroir de la table de nuit de mon père et les écrans de cinéma du Boeing 747 qui me paraissaient si gigantesques dans l´avion qui nous emmenait en Angola en cet hiver de 1976.
Alors c´est seulement quarante ans plus tard que je me suis mis à redécouvrir la lumière de son enfance, les champs de ces légumes exotiques qu´il appréciait, les dindes sauvages de Guinée « au si bon goût » (je les voyais tous les jours au campement sans jamais m´imaginer qu´on pouvait les manger). Et cette nature sauvage, exubérante, exotique et qui pourtant lui était si quotidienne.
Le Kenya n´est pas l´Angola mais ça doit sérieusement s´y rapprocher après un demi siècle de vie européenne. Et quelle image aura-t´il vu dans les yeux de Lucas, petit blond perdu au milieu de sa classe avec son uniforme rapiécé, grimpant aux arbres et sur les toits des voitures, jouant au foot avec une boule de papier, traînant avec sa bande de potes pendant des heures dans le village alors que nous allions déjeuner avec Ana dans un campement voisin. Combien de goûters aura-t´il retrouvés dans les beignets Mandazi de Mara Rianda, combien d´histoires dans les bombons qui niquent les dents en vente chez le Somalien, combien de repas de famille seront revenus en mémoire en goûtant l´ugali et la Niama Choma (*) du campement? Combien de papilles gustatives en sommeil auront-elle été réveillées ?
Notre voyage à Baringo fut interrompu par la crue du lac faisant fuir du même coup tous les flamands qui avaient rosit son enfance. Mais cela importait peu car le voyage en Landcruiser sur les pistes poussiéreuses, les odeurs dans l´air, cette lumière si douce qui baigne l´atmosphère en fin de journée comme nulle part ailleurs sur cette terre si sauvagement belle et les champs de son enfance défilaient sous ses yeux apaisés. Pour ne pas déroger au programme touristique, il partit une après-midi en safari dans la Réserve du Maasai Mara mais ce qu´il préférait par dessus tout c´était de marcher tous les jours au petit matin, seul ou en compagnie de William, autour du campement comme à la recherche du temps perdu.
On ne parle pas forcément beaucoup chez les Campinos, ou maladroitement et tardivement mais l´impact était trop évident pour nécessiter de grands discours. Je me dis que la chance de Lucas, au-delà de l´exotisme africain évident c´est d´avoir vécu 24h sur 24 avec ses parents et de les avoir vu vivre et travailler. On n´a en fait que peu d´occasions dans la vie de voir la vraie vie de ses parents – pas celle qu´ils construisent dans le manque de temps pour nous élever – mais celle qu´ils brûlent dans leur jeunesse fougueuse et cet accident de parcours dans ma vie réglée d´ingénieur commercial aura permis à mon fils aîné - et à son père - de connaître un peu mieux celle de leurs papas respectifs.
(*) Ugali = farine de mais cuite; Niama Choma = viande grillée. PS: je n´ai pu résisiter... ci-dessous, quelques photos d´une enfance africaine.
Commentaires