«
Tu es là depuis combien de temps toi? ». Le pasteur dont je viens d´appréhender le troupeau sur notre Réserve me fait face, menaçant, appuyé sur sa lance. Il ne s´est pas enfui en courant comme le font tous ses collègues Garder les moutons et les vaches est une tâche mal payée (quand il ne s´agit pas d´un membre de la famille qui s´y colle gratuitement) alors pas la peine de prendre des risques. On part au courant se cacher et on reviendra quand le Muzungu ou le garde forestier sera reparti. Dans la plupart des cas, il chassera les animaux un peu plus loin. Au pire, si le garde zélé décide de confisquer le troupeau, c´est le propriétaire qui devra aller rechercher ses animaux et payer l´amende - ou négocier un pourboire.
Je suis énervé. La journée a été dure. Une canalisation a sautée et j´ai passé ma matinée dans la boue sous le soleil de plomb. Je n´ai pas la pièce de rechange alors je ne sais pas si la réparation de fortune va tenir. Et notre territoire sauvage est chaque jour un peu plus menacé par des centaines de vaches et les moutons de nos voisins Maasais. La cohabitation semble impossible car dès qu´un troupeau d´élevage s´approche, les zèbres, gazelles et autres gnous vont paître (beaucoup) plus loin. On aura beau traiter nos clients aux petits oignons, pas sûr qu´ils perçoivent le côté unique de l´expérience en regardant brouter les vaches laitières tout en se grattant faute d´avoir pu prendre une douche.
«Et qu´est.ce que ça peut faire? J´ai investi mon argent ici, je fais bosser 15 Maasais tous les jours et toi qu´est-ce que tu fais pour ta communauté?» Je suis hors de moi. Immigré récidiviste qui a roulé sa bosse sur les 5 continents, je n´en reste pas moins un immigré «de luxe» à qui on ne fait pas habituellement ce genre de commentaires. Et ce qui me gène le plus c´est que les vaches sont grosses (contrairement à la grande majorité des troupeaux maasais) et le cheptel dépasse la quarantaine – soit le prix d´une belle voiture. Il ne s´agit pas d´un troupeau de subsistance mais bien d´un investissement – très probablement financé par l´argent du tourisme (*). Son regard devient plus menaçant encore . Il bouillonne mais ne bouge pas. Le ton monte, les menacent fusent allant jusqu´aux intimidations physiques, mais rien n´y changera: le pasteur est sûr de son bon droit, l´intrus c´est moi, pas ses vaches. Avec l aide des employés du campement mous éloigneront ces bêtes et j´apprendrai quelques jours plus tard que le propriétaire du troupeau est un garde gradé de la Réserve. Il va sans dire que nos plaintes (car l´incident se reproduira après ce premier accrochage) ne feront pas effet.
De toute façon l´immigration c´est un concept relatif. Un prof d´électronique de San Diego State University nous avait tous surpris en répondant à une blague nauséabonde d´un élève blanc qui n´avait probablement jamais mis les pieds à Tijuana, pourtant à moins de 20 kilomètres de là. «Dans ce pays, nous sommes tous des immigrés ; la seule question est de savoir depuis quand».
Et dans le Mara, les animaux étaient là avant.
Nous sommes pleins ce week-end au campement : 7 tentes et 18 clients, un record. «J´ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous» Les clients surpris viennent d´arriver après 6h d´une piste poussiéreuse et cahoteuse alors entendre parler d´une mauvaise nouvelle ne les enchantent pas . Mais je continue, sûr de mon effet. La bonne nouvelle c´est que vous allez voir un léopard ce week-end, La mauvaise c´est qu´il sera à 5 mètres de la tente où vous allez dormir.
Nos ascaris ont découvert le matin même un gnou pendu à l´arbre juste devant la tente la plus éloignée du restaurant du campement. Les gnous ne montent pas tout seuls aux arbres et encore moins pour aller y mourir. C´est l´œuvre d´un léopard qui l´a tué au cours de la nuit - les ascaris ont d´ailleurs senti les hordes de hyènes beaucoup plus agitées que d´ordinaire cette nuit-là. Pour protéger sa prise des charognards, le prédateur a tiré les 250kg de l´herbivore dans les branches de l´acacia à plus de quatre mètres d´altitude. Une incroyable force de la nature. La victime est presque intacte, nous sommes donc sûrs que le léopard reviendra la nuit tombée... et les suivantes.
Après quelques minutes de réflexion, le couple décide de ne pas changer de tente - l´excitation prend le pas sur leurs craintes évidentes. Le soir venu, je gare la Landrover à côté de la tente – ce sera l´abri de l´ascari qui restera toute la nuit à veiller sur la sécurité de nos deux courageux. Après le dîner, nous attendons patiemment les nouvelles de William qui surveille l´arrivée de notre invité d´honneur. Pas question d´aller rejoindre la tente à pied, alors je les emmène en Landcruiser. Tout le monde veut être du voyage, le pickup est archi bondé - comme un bus au Guatemala diront certains – quoique pas vraiment puisque je suis obligé de refuser des passagers (ce qui ne s´est encore jamais vu en Amérique Centrale). Et dans l´obscurité déchirée par les phares du 4x4 japonais, nous pistons un animal puissant et gracieux qui se dirige nonchalamment vers son arbre. Nous dérangeons cet être timide qui s´arrêtera un long moment derrière une termitière pour se protéger des phares puis finira par monter avec une facilité déconcertante sur l´acacia pour reprendre son dîner ou il l´avait laissé la veille.
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(*) Le tourisme dans la Mara est un manne financière extrêmement importante pour le Kenya qui bénéficie essentiellement aux investisseurs étrangers et aux classes dominantes kenyanes (Kikuyu, Kalenjin...). Les Maasais ne se sont pas complètement exclus car ils « bénéficient » de certains emplois (souvent les plus mal payés comme celui d´agent de sécurité, « homme » de ménage, serveur...) et surtout des loyers de leurs terres qu´ils cèdent aux réserves privées comme la nôtre. Et le paradoxe veut que ces terres qu´ils « quittent » (en principe) à leurs troupeaux servent à financer l´accroissement de leur cheptel qu´ils ont du mal à nourrir faute de terres. Uns situation qui génère des tensions avec les lodges/ campements et la Réserve Nationale du Maasai Mara (pour en savoir plus sur les conséquences du tourisme cf le tab Maasai Mara/ Nos voisins les Maasais dans le menu principal).
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